La lecture traverse une période de mutation profonde qui questionne notre rapport aux savoirs et à la culture. Les chiffres récents révèlent une évolution qui ne peut laisser indifférent, tant ses implications touchent au développement cognitif, à la construction de la pensée critique et à la cohésion sociale. Entre les sollicitations numériques permanentes et les transformations des pratiques culturelles, les jeunes générations semblent s'éloigner progressivement des livres, ouvrant ainsi un débat essentiel sur l'avenir de notre société.
Les causes du désintérêt des jeunes pour la lecture
Le Centre national du livre a publié une étude mettant en lumière un décrochage préoccupant de la lecture chez les jeunes de 7 à 19 ans. Ce phénomène représente un tournant inquiétant pour l'ensemble du système éducatif et culturel. Les données révèlent que la proportion de jeunes lecteurs diminue de manière significative, malgré la mise en place d'initiatives comme le pass Culture et le quart d'heure de lecture quotidien dans les établissements scolaires. Régine Hatchondo, présidente du CNL, souligne qu'un jeune sur trois dans la tranche d'âge 16-19 ans déclare ne pas lire du tout.
L'omniprésence des écrans et des divertissements numériques
Le constat est sans appel : les jeunes passent en moyenne dix fois plus de temps sur les écrans qu'à lire des livres. Cette disproportion illustre une transformation radicale des modes de consommation culturelle et des pratiques de loisirs. Les jeunes de 16 à 19 ans passent en moyenne dix heures par jour sur les écrans, absorbés par les réseaux sociaux, les jeux vidéo et les plateformes de streaming. Cette présence numérique constante crée un environnement où la lecture peine à trouver sa place.
Le décrochage dans la lecture commence précisément entre 10 et 12 ans, une période qui coïncide avec l'acquisition du premier smartphone. Cette transition marque un moment charnière où les habitudes de lecture établies durant l'enfance s'effritent face aux sollicitations permanentes du monde numérique. Les écrans captent l'attention avec des contenus courts, immédiatement gratifiants, qui répondent à une logique de stimulation constante bien différente de celle proposée par la lecture d'un livre.
Cette domination des écrans s'inscrit dans ce que certains chercheurs appellent une écologie de l'attention, où l'attention devient une ressource rare et disputée. Les algorithmes des plateformes numériques sont conçus pour maximiser le temps passé devant l'écran, créant des mécanismes de captation attentionnelle qui entrent en concurrence directe avec les activités de lecture. Face à cette économie de l'attention, le livre peine à rivaliser avec les contenus numériques optimisés pour retenir l'utilisateur.
Un système éducatif qui peine à transmettre le plaisir de lire
Au-delà des écrans, l'école elle-même fait face à des défis dans sa mission de transmission du goût de la lecture. Cécile Chabaud, professeure de lettres, constate que ses élèves sont fâchés avec le livre, marquant une rupture avec le plaisir de lire. Cette distance avec l'objet-livre ne résulte pas uniquement de la concurrence numérique, mais aussi d'une approche pédagogique qui n'arrive plus toujours à créer le déclic nécessaire pour transformer la lecture en source de plaisir.
L'enseignement de la lecture se heurte à une tension entre deux objectifs : développer les compétences techniques de fluence et de compréhension d'une part, et cultiver le plaisir de lire d'autre part. Les ressources pédagogiques, les guides ministériels et les recommandations du Conseil Scientifique de l'Éducation Nationale proposent des méthodes pour améliorer l'apprentissage technique de la lecture, mais la dimension affective et émotionnelle reste parfois au second plan. Or, c'est précisément cette dimension qui permet de créer des lecteurs durables, capables de trouver dans les livres une source d'épanouissement personnel.
Le rôle de l'environnement familial constitue également un facteur déterminant dans la construction d'une pratique de lecture. Les enfants qui grandissent dans des foyers où les livres sont présents et valorisés développent plus naturellement un rapport positif à la lecture. À l'inverse, dans les familles où les pratiques culturelles sont moins orientées vers le livre, l'école peine à compenser ce manque, surtout face à la puissance attractive des écrans.
Les conséquences d'une génération qui lit moins
Les effets de ce recul de la lecture dépassent largement la simple question des pratiques culturelles pour toucher aux fondements mêmes du développement cognitif et social des jeunes générations. La lecture n'est pas qu'un loisir parmi d'autres, elle constitue un outil fondamental de construction de la pensée, de développement du langage et de formation de l'esprit critique.
Des capacités de concentration et d'analyse fragilisées
Les enseignants observent sur le terrain que les écrans nuisent à l'imagination et à la concentration des élèves. Cette crise de l'attention se manifeste par une difficulté croissante à maintenir une attention soutenue sur des contenus longs et complexes. La lecture d'un livre demande une forme d'engagement cognitif particulier, ce que certains chercheurs nomment la lecture profonde, qui permet d'appréhender les problèmes complexes avec nuance et recul.
Cette lecture profonde s'oppose à la lecture fragmentée caractéristique de la consommation numérique, où l'information arrive par petites touches, sans continuité narrative ou argumentative. Au Royaume-Uni, en 2025, seulement 32,7% des jeunes âgés de 8 à 18 ans déclarent aimer lire pendant leur temps libre, illustrant une transformation profonde du rapport aux textes longs. Cette évolution vers une lecture instrumentale, pratique et utilitaire, se fait au détriment de la lecture plaisir qui sollicite d'autres circuits neurologiques et développe d'autres compétences.
Le support de lecture lui-même influence la qualité de la compréhension et de la mémorisation. Les études comparant la lecture sur papier et sur écran révèlent des différences dans la manière dont l'information est traitée et retenue. Le livre papier offre des expériences sensorielles particulières qui contribuent au développement cérébral, notamment chez les jeunes enfants. Agnès Bergonzi évoque d'ailleurs une proposition de loi visant à interdire l'accès aux écrans aux enfants de moins de trois ans, reconnaissant ainsi l'importance de ces expériences tactiles et sensorielles précoces.
La capacité à développer un esprit critique repose en grande partie sur la lecture de textes longs et argumentés qui permettent de suivre un raisonnement complexe, d'identifier les nuances et de construire sa propre opinion. Cette compétence devient d'autant plus essentielle dans un monde saturé d'informations fragmentaires et de contenus courts qui favorisent les réactions impulsives plutôt que la réflexion approfondie.

Un appauvrissement du vocabulaire et de l'expression écrite
L'un des effets les plus tangibles de la baisse de la lecture concerne le développement du vocabulaire et des compétences en expression écrite. La lecture reste le vecteur principal d'enrichissement lexical, exposant le lecteur à une diversité de mots, de tournures et de registres de langue qu'il ne rencontrera pas dans les échanges quotidiens ou les contenus audiovisuels. Les élèves qui lisent peu développent un vocabulaire plus restreint, ce qui limite ensuite leur capacité à exprimer des idées complexes et nuancées.
Cette limitation lexicale a des répercussions en cascade sur l'ensemble des apprentissages scolaires. Un vocabulaire pauvre complique la compréhension des consignes, des textes étudiés en classe et des concepts abstraits nécessaires dans toutes les disciplines. L'enseignement du vocabulaire, identifié comme un axe pédagogique essentiel, ne peut compenser à lui seul l'apport massif et contextualisé que procure une pratique régulière de la lecture.
Les enjeux culturels et politiques du recul de la lecture touchent également à la question du contrat social et de la cohésion collective. La lecture partage constitue un socle culturel commun qui permet le dialogue et la compréhension mutuelle au sein d'une société. En Suisse, en 2019, 83% des personnes de 15 ans et plus avaient lu au moins un livre, e-books compris, sur l'année, et près de 30% lisaient plus d'un livre par mois, démontrant qu'une pratique de lecture soutenue reste possible dans un environnement numérique.
Face à ces constats, des propositions émergent pour réguler l'exposition aux écrans et protéger les espaces de lecture. L'idée d'une écologie de la lecture se développe, proposant des actions à différents niveaux : individuel, éducatif et sociétal. Il s'agit de mettre la protection de l'attention et de la lecture au cœur des politiques publiques, en cultivant notamment la bi-alphabétisation qui permet de naviguer avec compétence entre les supports papier et numériques.
Former à la littératie des algorithmes devient également essentiel pour que les jeunes comprennent les mécanismes qui captent leur attention en ligne. Créer des espaces non algorithmiques, où la lecture peut se déployer sans interruption ni sollicitation extérieure, constitue une autre piste d'action concrète. Le docteur Raphaël Zaffran, directeur adjoint du Centre pour la formation continue et à distance à l'Université de Genève, insiste sur le fait que la lecture profonde représente un antidote à la dispersion attentionnelle caractéristique de notre époque.
Ces réflexions invitent à repenser collectivement la place du livre et de la lecture dans une société numérique, non pas en opposant frontalement les supports, mais en reconnaissant la spécificité et la valeur irremplaçable de la lecture longue et immersive pour le développement intellectuel et la formation de citoyens capables de pensée critique.
